Le toucher pianistique
III. Le toucher pianistique dans la littérature
D. Quelques témoignages pris dans la critique musicale
Nous avons pensé qu’il pouvait être intéressant de consulter des critiques de concert de pianistes afin de dégager le vocabulaire assigné au toucher pianistique. Un critique musical, musicographe que l’on interrogeait sur son métier pour tenter de définir son travail donnait cette réponse :
Il faut que le lecteur en ressorte avec une sensation, que ma plume le fasse entrer dans ce que j’ai perçu comme étant l’imaginaire de l’interprète. Et autant qu’avec les mots, je crois que c’est avec le rythme de la phrase, de l’écriture que l’on parvient à faire ressentir le caractère d’une interprétation. [43]
Cette citation met en place le cadre de l’intervention du critique et le situe clairement dans un registre qui lui est personnel.
Nous avons parcouru un certain nombre de critiques de concert et en avons relevé quelques extraits. Ces critiques proviennent toutes du journal « Le Monde ». En les consultant nous avons constaté, en premier lieu, que chaque article évoquait le toucher du pianiste qui reste la locution choisie pour définir la singularité de la sonorité de l’interprète pianiste.
• À propos de la Roque d’Antheron
Dans le parc du château de Florans, où, en une double haie d’honneur, veillent trois cent soixante-cinq platanes centenaires, tous semblables et tous différents comme les jours de l’année, on a écouté depuis dix ans presque autant de pianistes. Et le plaisir de ces confrontations est de faire apparaître qu’il y a mille manières de toucher un clavier, où toutes les personnalités se reflètent comme en un miroir.
(21 août 1990 — Jacques Lonchampt)
Cette critique de caractère général confirme, qu’à les écouter pendant ce Festival (qui est la référence incontournable pour le piano) les pianistes présentent des différences dans leur jeu et dans leur personnalité. Le piano est un instrument qui présente une certaine neutralité de timbre. Ce qui, a priori, peut apparaître comme un manque au niveau de l’instrument, permet précisément à l’interprète de donner l’illusion d’entendre tous les instruments à lui seul.
Il nous paraît évident que l’on entend, sans conteste, les différences entre deux interprétations, parce que les choix de nuances, de timbre ainsi que les tempi varient d’un pianiste à l’autre.
La différence dans le toucher est certainement plus difficile à entendre mais elle existe et les pianistes en sont convaincus.
• À propos de Dominique Merlet
Avec les six Études de Debussy, le pianiste au toucher lumineux, translucide, uni à une technique de marbre, établissait le climat idéal de cette époque, la suprême beauté d’un impressionnisme que la guerre était en train de pulvériser.
(6 mai 1990 — Jacques Lonchampt)
Les deux adjectifs choisis pour témoigner du toucher de Dominique Merlet évoquent la lumière et contrastent d’autant mieux avec « le marbre » de la technique. Et Jacques Lonchampt joue sur ce climat de contraste en opposant, en fin de phrase, les mots impressionnisme et guerre pour ces Six Études composées en 1915.
Par ailleurs ce choix de l’adjectif lumineux peut évoquer la qualité du pianiste à rendre distinctement le langage de Claude Debussy dans son écriture et dans ses couleurs harmoniques.
• À propos de Alfred Brendel [Premier concerto de Brahms]
Lyrisme, sous son toucher percutant et soigneusement surveillé, ne signifie ni abandon de soi ni souffle irrésistible, extérieur à soi.
(14 novembre 1990 — Anne Rey)
La réunion des mots : « lyrisme » et « percutant » est intéressante. Anne Rey met en opposition l’expression lyrique d’Alfred Brendel et son toucher percutant. Ce dernier fait à la fois référence à la caractéristique principale de cet instrument à cordes frappées, mais aussi à la précision du jeu de l’artiste. L’aspect lyrique évoque la voix chantée et non les percussions. Mais ce choix permet à l’auteur de la critique de mieux cerner la personnalité du pianiste. À travers les mots choisis, Anne Rey nous indique que si Alfred Brendel s’exprime avec poésie sur son piano, il n’est pas sous l’emprise d’une « inspiration » et garde tout contrôle sur son interprétation. Le « toucher soigneusement surveillé » correspond parfaitement à la personnalité de ce pianiste passionné d’exégèse.
Dans un chapitre précédent, l’historique de la technique pianistique nous a montré que le toucher est un terme régulièrement employé. Sa réalisation n’est pas le fait d’un seul geste mais serait plutôt, en quelque sorte, le dernier « maillon » d’une chaîne de mouvements corporels. Ces derniers permettent au pianiste d’utiliser plusieurs sortes d’attaques dont ils peuvent seulement en varier la vitesse et la dynamique. Cette étroite marge de manœuvre, pour en réaliser son exécution ne limite en aucun cas l’expression musicale des pianistes. Celle-ci se réalise dans l’organisation des sons entre eux, au sein d’une phrase musicale. Elle dépend de leur savoir-faire technique, de leurs choix d’interprétation et des caractères spécifiques de chaque personnalité.
Le discours sur le toucher, lorsqu’il quitte le domaine de la technique est destiné à rendre compte de l’émotion qui émane du jeu pianistique. Toucher le clavier et toucher dans le sens d’émouvoir : telles sont les deux orientations possibles pour le discours sur le toucher. Mais les mots peuvent-ils témoigner clairement de ce qui est destiné avant tout à être ressenti ? Les mots trouvent leur place aisément pour parler de la technique mais pour les sensations que la musique engendre, nous avons conscience de la difficulté de la tâche.
Les derniers propos sur le toucher présentés dans le contexte de la critique musicale ne sont pas d’un grand intérêt pour la technique. Nous pensons néanmoins que sur le plan artistique, la tentative est respectueuse car elle représente la reconnaissance d’un homme avisé (le musicographe) pour le travail d’un artiste. La critique musicale est aussi, avec les enregistrements, la possibilité de laisser une trace d’un concert et de rendre un hommage à tous ces hommes qui consacrent leur vie à la musique.
En écho à ces propos divers qui visaient à éclairer les multiples facettes de l’artiste-pianiste et de son toucher, nous pourrions transposer cette citation, tirée d’un petit livre sur l’art du tir à l’arc car elle s’adapte parfaitement à l’artiste-musicien :
L’artiste a atteint l’état d’esprit convenable dès que s’enchaînent, intimement et sans suture visible, métier et élément artistique, matériel et spirituel, accidentel et fondamental. [44]
44 Herrigel Eugen, Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, Paris, Dervy, 1970, p. 76.