Le toucher pianistique

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LES INTERVIEWS


Entretien avec Dany Rouet

Née à Besançon en 1958, Dany Rouet devient élève d’Hélène Boschi au C.N.R. de Strasbourg et obtient un premier prix Interrégional en 1978, puis elle remporte successivement le « Concours International Claude Debussy », le Certificat d’Aptitude d’enseignement du piano, et le « Concours des Jeunes Solistes d’Île de France ».

Elle a joué en soliste aux côtés de Noël Lee et Christian Ivaldi, ainsi qu’avec l’Orchestre National d’Île de France (direction Jacques Mercier), l’Orchestre Symphonique de Mulhouse, l’Orchestre du Capitole de Toulouse (direction Michel Plasson).

Régulièrement invitée par le Festival de Besançon et par le Festival d’Ile de France, elle donne de nombreux récitals en France en région et à Paris (salle Cortot, salle Gaveau, Maison de l’Unesco), ainsi qu’en Suisse, en Espagne, en Allemagne et au Japon.




1- Employez-vous ce mot ?

Oui, mais jamais dans l’absolu. L’histoire du toucher, pour moi c’est un ensemble de choses très complexes, qui est lié d’abord à la personnalité et à la morphologie de l’individu. La morphologie, c’est l’ossature, la musculature, l’élasticité des tendons, la forme de la main avec des doigts épais, courts, frêles, lourds, mobiles, actifs, nerveux. Tout ça entre en ligne de compte, c’est d’une richesse extraordinaire.

Pour nous, musiciens, le toucher est lié à un besoin musical. Même chez les tout-petits, chez les débutants, c’est toujours lié à une image. J’avais noté quelques exemples : lié à une couleur, à un caractère, à une qualité, soit de tendresse, de joie, de tristesse etc.

Le troisième point, très important aussi c’est que le toucher est lié d’abord au style. Quand je parle de style, je parle du toucher particulier pour Debussy, Brahms, et d’autres compositeurs. Chez Mozart on n’effectue pas du tout la même approche du clavier, donc cela génère des différences de toucher qui sont liées à une contrainte, en tout cas à des exigences de respect de l’écriture.



2- Que représente le toucher pour vous ?

Pour moi, c’est d’abord une question d’émotion et de plaisir. Le toucher, c’est le côté agréable du grain de la touche, c’est l’aspect sensoriel d’une sensualité plus globale, qui n’est pas seulement celui du toucher mais qui est aussi celui de l’ouïe et du corps tout entier. Je me suis amusée à trouver des mots, qui correspondaient à une manière de toucher le clavier, indépendamment des problèmes de styles ou des besoins musicaux. Alors il y a des mots qui me sont venus : caresser, palper, pétrir, effleurer, sentir vibrer, griffer, fouetter, projeter, amortir, fluidifier suspendre, envelopper, tout cela au service des mille sonorités désirées !



3- A-t-il une place dans votre enseignement ?

Bien sûr, une place énorme. La question du toucher, je n’en parle pas de façon absolue, car je l’inclus toujours dans son environnement culturel : l’auteur, l’époque, le sens de l’œuvre, la manière de différencier des plans (en isolant puis réunissant les touchers entre les deux mains, et mieux entre les doigts à l’intérieur de chaque main) toujours au service d’un objectif musical. Cette notion intervient également en fonction de la spécificité d’un timbre voulu, parce que le timbre est lié à notre oreille. Quand on cherche à reproduire, par exemple une fanfare de cuivres, on n’approche pas le clavier comme si on jouait un adagio pour cordes. Quand on veut exprimer la voix, on n’a pas le même legato que si on voulait exprimer un basson ou un flûtiau. Il y a des notions de qualités aussi, de couleur orchestrale, de clarté polyphonique.

Il y a le côté percutant aussi. Quand on va jouer Bartok, on va favoriser ce jeu-là. La manière de conduire une phrase fait partie du toucher, cela fait partie d’un travail sur le toucher. Savoir transmettre d’une note à l’autre, la sonorité qu’il faut, l’inflexion nécessaire, tous ces facteurs participent au travail sur le toucher, c’est vraiment vaste.



4- Le toucher : est-ce un geste ? Une sensation ?

Les deux, mais je dirais qu’il est plus une sensation qu’un geste. Parce qu’un geste pour moi, c’est en partie autre chose. Le toucher pianistique à l’état pur, c’est quand même ce qui se passe avec le bout des doigts, avec la pulpe du bout du doigt. Tout ce qui intervient en amont, appelons cela la sensation gestuelle : comment se trouvent le poignet, le coude, la manière d’être assis. Tout cela entre en ligne de compte, c’est une espèce de chaîne qui aboutit au fait qu’il est possible de développer, du bout du doigt, le toucher proprement dit.



5- Vous êtes concertiste et à ce titre vous devez à chaque concert jouer sur un instrument que vous ne connaissez pas. Est-ce que l’adaptation à un nouveau clavier perturbe beaucoup les repères de votre toucher ?

C’est relatif. À quoi doit-on s’adapter ? À une lourdeur de mécanique, à ce qui concerne le « grammage » de chaque touche ? L’harmonisation d’un clavier est rarement parfaite, alors on est parfois surpris car il y a des inégalités. Nous devons faire avec ces problèmes d’inégalité malgré tout, même en concert, il faut le dire. C’est une adaptation basique. On s’adapte à un clavier plus lourd ou plus léger, à un clavier qui est pâteux, ou au contraire qui est plus fluide. S’il est superficiel, on va chercher les sons en profondeur. Quand le son est court, on déploie des trésors d’énergie pour essayer de prolonger le son un peu plus, on y va, on palpe, on pétrit plus, on tire à soi, moi j’aime bien cette question du tirer à soi, comme on attire à soi ce (ceux) qu’on aime. C’est un geste bienfaisant, réconciliant, qui a une certaine implication sur la qualité du toucher !

Quant à la notion de vibration, c’est-à-dire, comment faire sonner n’importe quel instrument ? Je pense que les ressources sont en chacun et la clé du timbre de chaque instrument, on peut la trouver en s’écoutant. C’est une chimie complexe, un équilibre subtil entre ce que l’instrument peut offrir, ce que l’on projette d’entendre et le résultat sonore concret. On peut faire avec l’instrument tel qu’il est, mais on peut aussi dépasser, éclater ce cadre-là, parce que la musique à exprimer dépasse les possibilités limitées d’une mécanique instrumentale. Je pense à l’influence des sonates de Beethoven (il n’a cessé d’en repousser les limites, en puissance, contrastes de nuances, pédale, élargissement de l’étendue du clavier) dans l’évolution de la facture du piano. Quelle que soit la qualité de l’instrument et ce que l’on veut faire entendre, il y a surtout l’état dans lequel on se trouve. Cet état détermine ce qui se transmet à travers un bout de peau à une touche, mais aussi, tout ce qui est de l’ordre du mystère de la personne se transmet dans le son qui est produit.

En résumé, on pourrait dire que n’importe quel piano permet d’être soi-même, le reste c’est une question d’adaptation de l’oreille, tant pour soi que pour l’auditeur. Je m’explique : en concert, j’ai l’impression que même sur un instrument de qualité un peu médiocre, la musique permet de transcender tout ça. [Dany Rouet évoque un vieux piano Bechstein qu’elle a joué, en concert, dernièrement.] C’était ardu, mais, malgré ça, on essaye de faire tout ce qui est nécessaire dans l’instant, pour amener de la vie dans le jeu, on se débrouille, et puis l’auditoire s’adapte aussi à une qualité globale de timbre de piano. Je crois que c’est Richter qui disait : « Il n’y a pas de mauvais piano, il n’y a que de mauvais pianistes. » Je crois que c’est ce phénomène qui permet de s’exprimer sur n’importe quel instrument.


6- Il faut des mois à un violoniste pour obtenir un son juste dans sa hauteur et dans son intonation et autant de temps pour avoir une sonorité correcte. Pour le pianiste, le son est juste et correct dès le premier instant. Pensez-vous que ce soit un avantage pour ce qu’il en est de ses qualités d’écoute et de toucher ?

[Il y a eu discussion sur le terme « juste » la pianiste pensant à la justesse de l’accord du piano. Elle pense que l’accord n’est jamais parfait et que l’oreille doit s’adapter. Après précision de la question…]

Pour moi le son juste et correct m’oblige à parler de la qualité du son. C’est plus une question d’écoute, de contrôle par rapport à un son que l’on produit.

Des enfants peuvent passer quatre, cinq, dix ans de leur vie à jouer du piano sans y être sensibilisés ; les doigts fonctionnent, mais sans attention suffisante accordée à la qualité du son. Pour moi, il est important de s’occuper de la qualité du son dès le départ.

La question du son de qualité peut s’illustrer par cet exemple : vous prenez une chansonnette jouée par trois personnes différentes, avec des intentions identiques, de legato, de nuances, de tempo, de phrasé, des choses décidées de façon identiques et travaillées. Le piano sonne différent selon les individus. C’est la même chose pour les chefs d’orchestre. J’ai fait pas mal de choses en direction d’orchestre. Dans le cadre du Concours de Direction de Jeunes Chefs d’Orchestre à Besançon, nous avons eu l’occasion de nous faire diriger dans la Sonate pour deux pianos et percussions de Bartok… D’un candidat à l’autre, nous jouions différemment et nos instruments sonnaient différemment. Notre entente, au niveau de la mise en place, de la communication, de l’équilibre, de l’osmose, du souffle, changeait selon la personne qui nous dirigeait. C’est comme s’il y avait un phénomène vibratoire émanant de chacun qui se transmettait. C’est une forme de charisme, qui transmet aussi un fonctionnement différent selon l’individu. Certains vont fonctionner de manière plus cérébrale, mentale ou analytique, et la musique sera chargée de cette approche. D’autres sont plus spontanément dans le registre de l’affectif ou de l’émotionnel et la musique traduira cela au niveau de l’interprétation et notre rapport à l’instrument sera teinté de cette sensibilité.

Avec le piano, il y a quelque chose de magique. Sa mécanique est extrêmement savante avec ces dizaines de pièces qui transmettent le son en partant de la touche qu’on appuie, jusqu’à la corde frappée par un marteau. Et cet instant très court est déterminant pour la sonorité.

C’est par la façon de l’approcher, son savoir-faire, sa morphologie et l’état intérieur dans lequel elle se trouve à ce moment-là, que la personne obtiendra la sonorité individuelle qui la distinguera d’une autre personne. Je trouve que c’est un mystère extraordinaire.


7- Quelle est la place de l’ouïe dans le toucher ?


8- Est-ce que le toucher peut s’entendre ?

Pour moi c’est un peu la même question, que la suivante : est-ce que le toucher peut s’entendre ? L’ouïe analyse le résultat du son produit et en même temps, elle anticipe ce qu’elle veut entendre, c’est encore plus important. Le contrôle de l’ouïe, dans la qualité du son, je pense que cela représente une occasion de prendre conscience de ce qui se passe à l’intérieur de soi. Le besoin d’essayer de prendre conscience de ce qui se passe en soi. Quelles sont les perturbations qui se produisent dans la sonorité quand on est tendu ? Si on admet que toute tension nerveuse, musculaire et psychologique, dans l’approche d’une touche parasite le son. Ce qui fait que (cela rejoint le son juste, et c’est dans ce sens que j’avais compris le son juste) le son juste, se travaille, dans le sens où le son que l’on produit est le témoignage de ce que l’on est. La conséquence est que l’on travaille sur soi pour trouver le son juste. Juste en soi, et juste à l’extérieur.


9 - Quelle est la place du regard dans le toucher ?

Je pense que c’est une place qui peut compter dans le travail, pour aider à prendre conscience, mais pas plus. Le regard, cela permet de voir où se place le pouce par exemple, voir tel ou tel mouvement de la main ou du bras et mieux sentir le geste à réaliser pour mieux intégrer le geste. On peut alors travailler sur cette sensation. Pour moi la place du regard se borne à cela.


10 - Est-ce que le toucher peut se voir ?

Je pense que l’on peut voir quelque chose de la « périphérie » du toucher en concert. La gestuelle est visible, mais si l’on est placé du mauvais côté, sans visibilité, on entend peut-être encore mieux. Personnellement, j’aime bien, lorsque je vais écouter un pianiste, faire une première partie sans voir ses mains, et une deuxième en regardant, et on apprend beaucoup en regardant. On apprend peut-être, simplement à faire la relation entre ce que l’on voit et ce que l’on entend. On perçoit mieux ce dont témoigne l’artiste sur scène, à son clavier et comment il vit la musique à travers son corps. On peut évaluer sa façon d’approcher tel ou tel problème musical, technique et apprécier le résultat sonore. Mais voir en soi le toucher, non parce que c’est la représentation d’un son intérieur.

La vue permet d’appréhender aussi peut-être ce qui peut nous toucher, même si ce n’est pas visible ou concrètement vérifiable. Je crois que la vue peut aider à répondre à des questions techniques à des choses très précises, à aider dans l’apprentissage du corps dans le jeu musical. Mais pour ce qu’il en est de l’énergie qui se dégage d’un musicien, de ce qui se passe « dedans » et « autour » cela n’est pas de l’ordre du visuel, c’est plutôt de l’ordre du vibratoire. Mais est-ce que le vibratoire se voit ? Peut être que cela « transpire » dans l’air, et que l’on en perçoit quelque chose par la vue. On voit et on sent des gens qui sont très attentifs, silencieux, concentrés, on voit aussi l’artiste concentré, vivre sa musique. Je pense que la musique et sa pratique englobent tous les sens sans les dissocier.


11- Marie Jaëll a consacré une grande partie de sa vie de pédagogue à réfléchir et élaborer une technique du toucher. Elle étudia avec minutie toutes les sensations tactiles, travaillant notamment sur les empreintes laissées par les doigts sur le clavier dans la situation du jeu pianistique. Connaissez-vous son travail de recherche ? Pensez-vous que l’on puisse transmettre le toucher par l’apprentissage de la gestuelle ?

J’ai lu quelques-uns de ses ouvrages. J’ai donc vu tous ses petits schémas d’empreintes des bouts de doigts pris sur le devant, sur le gras, sur la pointe. En soi, cela rejoint ce que je disais au début. Ce qui m’a plu, ce sont les lignes directrices. Quand on veut un son assez rond, c’est un son assez palpé que l’on produit avec la pulpe du doigt etc. mais quand on voit et écoute des élèves, des collègues, des pianistes, on constate que chacun se débrouille avec ce qu’il est, avec la morphologie de sa main, pour avoir sa propre sonorité. J’ai un peu de mal à mettre cela dans des catégories.

En fait je ne pense pas que l’on puisse, à travers des gestes, enseigner complètement un toucher, il fait partie d’une étude. Cela a les qualités et les défauts d’une étude systématique. Il y a tellement d’autres choses qui entrent en ligne de compte : la culture, le vibratoire dont je parlais tout à l’heure et cela ne s’enseigne pas. Je pourrais le reformuler en disant qu’on ne peut enseigner le droit pour chacun d’être ce qu’il est. Et je le constate avec mes élèves, de semaines en semaines, les guidant au mieux selon leur tempérament, les devinant même derrière la porte à leur toucher.

Le toucher en soi : il me paraît plus important de baser cette approche sur la musique elle-même, sur le respect de cette musique et sur le respect du comportement de celui qui la joue. Un geste, une manière de toucher n’a de sens que pour exprimer une idée musicale et il faut aussi respecter l’attitude de chacun face au clavier, face à la musique et ne pas vouloir « mouler » des comportements. Je trouve alarmant ces classes où les élèves sont « clonés » dans une manière de jouer, et de reconnaître le maître en entendant les élèves. Car dans l’enseignement on ne transmet pas que des qualités et on ne mesure pas ce que l’on transmet involontairement à nos élèves : nos attitudes, nos manies, notre personne tout simplement !

Bien sûr, de l’enseignement reçu, il reste quelque chose, on en reparlera puisque ça fait partie des dernières questions. Il en reste quelque chose, parce qu’on nous a transmis et on a reçu l’héritage de quelque chose. Ensuite cet héritage on le fait sien, on se l’approprie, on le transforme, mais aujourd’hui avec le recul, je pense que le fait de laisser à chacun la liberté d’être lui-même est vraiment fondamental. Mais ce qui reste certain, c’est qu’il y a une filiation qui existe quoiqu’il arrive… comme dans les familles.


12-Pensez-vous que le toucher pianistique soit uniquement un savoir-faire technique ?

Non mais cela rejoint tout ce que l’on a déjà dit.


13- Dans un livre intitulé La beauté du geste, Catherine David tente de rendre compte d’une double expérience personnelle : la pratique assidue du piano et du taï-chi-chuan. Elle écrit : « En même temps que le nom des choses, nos parents nous ont transmis une certaine manière de toucher. »

Que pensez-vous de cette phrase ?

À mon sens, cela mériterait un livre entier : nos parents nous ont transmis… Oui, tous les divans de psy en sont témoins et ça va très loin, pour moi. Au-delà de ça, le mot toucher veut dire émouvoir, donc c’est en relation directe avec tout ce que l’on a reçu, avec les empreintes affectives et avec notre histoire.

Il y a des élèves qui ont des histoires très difficiles, mais je pense qu’il y a des limites que l’on peut éventuellement repousser, il y a un travail que l’on peut proposer. La façon de transformer son toucher peut devenir un outil de thérapie, dès l’instant où l’on travaille sur quelque chose qui est à l’intérieur, qui est du domaine de toutes ces empreintes affectives et qui en même temps est un travail corporel. Cela rejoint ce qui se passe au niveau du taï-chi, on en arrive à s’approcher d’une attitude qui convient mieux et qui peut être un remède à certains maux J’ai eu l’occasion une fois dans ma carrière de m’occuper d’une enfant vraiment perturbée sur le plan psychologique, qui a fait des séjours en hôpital psychiatrique et qui à la suite de plusieurs cures en hôpital est revenue au piano avec un son dénaturé au point que c’était un son sans vie. Cette élève a mis deux ans à se reconstruire et sa guérison s’est entendue à travers sa sonorité retrouvée. C’est à travers de tels moments que l’on réalise à quel point l’état dans lequel on est, permet ou non au piano de « sonner. »


14- Pensez-vous que l’on puisse établir un lien entre la singularité d’un toucher au piano et la personnalité intime du pianiste ?

J’ai simplement mis : d’accord. Je pense que l’on joue comme on est. Effectivement il existe des savoir-faire, et pour certaines personnes, il y a des lois en musique, des lois qui occultent l’humain quelque part, mais ce sont des archétypes assez universels, en schématisant je dirais qu’il y a d’un côté l’archétype de la rigueur, de la loi, de l’exigence absolue, de la vérité scientifique et de l’autre l’archétype de l’émotionnel, de l’irrationnel, de la sensibilité et de la générosité, étant bien entendu que l’idéal serait une présence étale et harmonieuse de ces deux tendances.


15- Quels Maîtres ont marqué votre parcours musical ?

J’ai d’abord travaillé avec Jacques Bloch à Besançon qui était un professeur en fin de carrière qui m’a donné le goût de la musique et qui m’a laissée me débrouiller. C’est-à-dire, aucun moule, une entière liberté avec de temps en temps quelques exigences techniques contre lesquelles j’étais particulièrement rebelle ! J’ai travaillé avec lui jusqu’à l’âge de 17 ans. Puis j’ai fait quelques tentatives auprès d’éminents professeurs parisiens et cela n’a pas fonctionné, d’autant que je me suis engagée très tôt sur le plan professionnel. Par la suite j’ai été bien conseillée par Monsieur Paul Baumgartner, directeur du conservatoire de Besançon, qui m’a donné l’adresse d’un professeur du C.N.R. de Strasbourg. J’ai travaillé avec Hélène Boschi qui m’a prise dans sa classe de perfectionnement, j’avais terminé mes études à Besançon. C’est la rencontre de ma vie, malgré quelques mois d’adaptation laborieuse il m’a fallu accepter beaucoup de remises en questions, dans une relation exigeante, exclusive, parfois difficile à vivre. Notre relation de travail a duré douze ans. J’ai continué à la voir régulièrement, elle me préparait à mes concerts. Elle me faisait bénéficier de son écoute critique, elle était aussi pour moi une présence irremplaçable sur le plan humain et m’a apporté son expérience de toute une vie.


16- Le terme de toucher était-il familier à leur enseignement ?

Et justement, en matière de toucher, il y a quelques éléments techniques qui me restent d’elle, mais ce n’est vraiment pas l’essentiel. L’essentiel de son toucher, c’était la sonorité, et elle possédait une telle sonorité ! Elle jouait, elle n’expliquait pas ce qui se passait, mais quelle sonorité ! Elle montrait des gestes, et "touchait" souvent la main, le poignet, le bras pendant le geste. Je pense que ce qui s’est transmis en premier, sur cette longue durée et qui a été réactualisé pendant toutes ces années, c’est cette écoute, cet équilibre sonore idéal, cette qualité et cette plénitude de son, cette transparence, cette sincérité expressive, que je trouvais extraordinaire à l’époque. Pendant ses concerts auxquels j’assistais, c’était un tel bouleversement de l’entendre produire cette musique-là, ce son-là !

Alors évidemment, avec une telle relation de reconnaissance et d’admiration, je dois dire que cela confirme en partie ce que je disais précédemment, j’ai vraiment fait tout mon possible pour regarder, entendre, reproduire du mieux que je pouvais, puis faire miennes, ces qualités qui m’étaient au départ inconnues et qui m’apportaient quelque chose d’aussi rare. Cet héritage de la sonorité, c’est quelque chose auquel je reviens toujours, quand je cherche, quand je suis dans l’errance, quand je ne suis pas bien, quand j’ai l’impression de le perdre, quand je suis à côté. Cela m’est arrivé pendant des périodes difficiles de la vie, on se dit « non ce n’est pas ça, ça sonne mal ». Aujourd’hui j’ai confiance, je sais que je peux toujours y revenir. J’en reviens à ce que je disais sur la thérapie, quand on ne va pas bien, le piano restitue une détresse sonore. Je crois qu’en travaillant sur le toucher et le son, on purifie le toucher, on libère le son, et on se purifie, on se libère.



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