Le toucher pianistique
LES INTERVIEWS
Entretien avec Amy Lin
Amy Lin a étudié le piano avec Léon Fleisher au conservatoire de Peabody à Baltimore, Maryland de 1981 à 1990. Pendant ces dix années elle s’est ainsi imprégnée de la tradition musicale issue de Beethoven et de Schubert Après avoir obtenu avec brio son Artist Diploma, Amy Lin a étudié le piano avec Gerhard Oppitz à Munich et obtenu le Meisterklassendiplom de la Hochschule für Musik de Munich. Ses maîtres lui reconnaissent une intelligence musicale et une sensibilité artistique exceptionnelles, notamment dans le répertoire classique de Mozart, Beethoven, et Schubert.
Depuis quelques années, Amy Lin a ouvert son répertoire aux compositeurs chinois contemporains. Elle renoue ainsi avec ses origines culturelles qu’elle a gardées intérieurement depuis son arrivée aux États Unis en 1975. Dans la musique asiatique contemporaine elle est à la recherche des œuvres musicales qui traduisent la sensibilité et l’esthétique présentes dans la poésie et l’art calligraphique chinois. Elle trouve ainsi intéressante la tendance actuelle qui s’incarne dans la diaspora chinoise au travers de compositeurs tels que Chou Wen-chung, Chen Yi et Zhou Long à New-York dont le but est d’introduire un langage musical nouveau inspiré des traditions chinoises ancestrales. En travaillant avec eux elle essaie d’interpréter ce nouveau langage, mettant à profit sa compréhension de la sensibilité et des structures mentales chinoises acquises pendant son enfance.
Amy Lin enseigne actuellement au Conservatoire National de Région à Strasbourg.
1 — Employez-vous le mot de toucher ?
Oui.
2- A-t-il une place dans votre enseignement ?
Oui, mais ce n’est pas une priorité dans l’enseignement.
3- Que représente le toucher pour vous ?
4- Le toucher : est-ce un geste ? Une sensation ?
Pour moi, le toucher est plus une sensation qu’un geste. En fait je n’y pense pas trop, il ne faut pas exagérer, on se polarise peut-être trop sur le toucher. Ce qui est essentiel, c’est que le toucher soit toujours en relation avec l’oreille.
Il faut savoir ce que l’on veut dans la musique et ce que l’on veut entendre. La vraie technique, pour moi, c’est la capacité de transmettre ce que l’on veut faire entendre, par le moyen des doigts. Donc le toucher, c’est ce contact du doigt sur le clavier, qui varie selon l’anatomie de la main. Ce n’est pas si simple.
Je peux jouer joliment un nocturne de Chopin avec un crayon, alors comment peut-on dire ce qu’est le toucher ? Parce que c’est quelque chose comme ça, le toucher. Même si je dis que c’est une sensation, avant tout, c’est une sensation de l’oreille pour moi.
L’articulation dans la musique, c’est très important. Dans le chant, ce sont les lèvres qui le font, pour le piano ce sont les doigts. On peut établir un parallèle entre l’appareil phonatoire mobilisé dans le chant et tout ce qu’utilise un pianiste pour jouer : doigts, poignet, bras, épaules, dos, jambes et pieds. Il est difficile d’écrire de façon précise ce qui intervient dans le toucher. Le geste n’est qu’une partie du toucher, mais c’est lié à tout cela.
5- Vous êtes concertiste et à ce titre vous devez à chaque concert jouer sur un instrument que vous ne connaissez pas. Est-ce que l’adaptation à un nouveau clavier perturbe beaucoup les repères de votre toucher.
Parfois, c’est très facile, quand le piano est beau. En fait, je cherche toujours « le son » dans un piano, donc je ne pense pas à la façon dont je vais jouer du piano. C’est le son qui me guide, j’ai besoin d’un peu de temps pour trouver le son, et je décide peut-être de jouer plus légèrement pour avoir l’effet ou le son désiré. Mais il est vrai que parfois c’est difficile avec certains claviers d’ajuster le toucher, le jeu.
6- Il faut des mois à un violoniste à un violoniste pour obtenir un son juste dans sa hauteur et dans son intonation et autant de temps pour avoir une sonorité correcte. Pour le pianiste, le son est juste et correct dès le premier instant. Pensez-vous que ce soit un avantage pour ce qu’il en est de ses qualités d’écoute et de toucher ?
Je ne sais pas. Enfin c’est un avantage, mais ce n’est pas souvent qu’un piano est bien accordé. Pour un pianiste, c’est difficile, car on doit être tolérant, surtout pour ceux qui ont l’oreille absolue. Et ce qui est difficile pour un pianiste, c’est l’écoute dans la polyphonie.
Je pense que c’est l’oreille, le cœur, qui décide en relation avec ce qu’on veut dire. Bien sûr, il y a un risque, mais tout de même c’est l’envie de jouer de la musique et pas simplement l’envie de jouer de l’instrument. C’est ça la différence. C’est comme une voix, chacun a une voix différente, mais c’est l’inflexion de la voix dans la phrase, le ton choisi qui les différencie.
C’est ce que l’on veut dire et comment on le dit qui est important. Cela vient vraiment de l’intention de communiquer. Alors bien sûr, c’est important un bon instrument, mais on peut aussi beaucoup faire sur un instrument médiocre. Je crois que c’est dans les pays de l’Est que l’on trouve beaucoup de très mauvais instruments et beaucoup de très bons pianistes. Comment ont-ils fait pour trouver le son ? C’est dans leur imagination, ils ont vraiment envie de transmettre leur musique. Pour quelqu’un qui écoute, un instrument moyen est peut-être plus intéressant car il y a beaucoup d’émotions dans la musique. Il y a des chanteurs qui ont une belle voix mais qui sont très ennuyeux à entendre.
7- Quelle est la place de l’ouïe dans le toucher ?
[Amy Lin fait référence à l’ouïe sans arrêt dans ses réponses, elle n’a donc pas répondu à la question en tant que telle.]
8- Est-ce que le toucher peut s’entendre ?
Je ne pense pas.
9- Quelle est la place du regard dans le toucher ?
Le regard dans le toucher ? Je ne sais pas. Cela fait partie d’un ensemble.
10- Est-ce que le toucher peut se voir ?
Je pense que chacun des gestes du pianiste contribue à la sonorité de son toucher. Je ne pense pas que ces gestes soient perçus par les auditeurs. Jouer du piano, c’est comme parler, la façon dont on articule influence directement le son. À mon avis, c’est la vitesse d’attaque et la pression que l’on exerce sur les touches qui contribuent à la variété de « couleurs ». Physiquement, il y a de multiples façons d’effectuer une attaque et d’en contrôler la vitesse.
11- Marie Jaëll a consacré une grande partie de sa vie de pédagogue à réfléchir et élaborer une technique du toucher. Elle étudia avec minutie toutes les sensations tactiles, travaillant notamment sur les empreintes laissées par les doigts sur le clavier dans la situation du jeu pianistique. Connaissez-vous son travail de recherche ?
Pensez-vous que l’on puisse transmettre le toucher par l’apprentissage de la gestuelle ?
Non, je ne connais pas.
12- Pensez-vous que le toucher pianistique soit uniquement un savoir-faire technique ?
Non, pour moi c’est vraiment mystérieux parfois d’expliquer le toucher. Parfois je fais des critiques à mes élèves, je peux demander un son plus concentré, plus précis. Je peux alors recommander un toucher davantage dans la pulpe, donc je l’enseigne mais toujours dans le contexte et seulement avec intention. En musique, même pour jouer simplement, on doit faire un effort
13- Dans un livre intitulé La beauté du geste, Catherine David tente de rendre compte d’une double expérience personnelle : la pratique assidue du piano et du taï-chi-chuan. Elle écrit : « En même temps que le nom des choses, nos parents nous ont transmis une certaine manière de toucher. » Que pensez-vous de cette phrase ?
Je ne suis pas sûre, je pense on apprend beaucoup de choses de nos parents, je pense qu’on apprend les gestes, mais le toucher, je ne suis pas sûre, cela dépend de la personnalité. On peut aussi être à l’opposé, mais l’opposé c’est aussi une façon de se référer à cette transmission parentale !
14- Pensez-vous que l’on puisse établir un lien que l’on puisse établir un lien entre la singularité d’un toucher au piano et la personnalité intime du pianiste ?
On peut mais ce n’est pas toujours le cas. Je pense que l’intime se dit dans la façon de communiquer. Mais on ne communique pas vraiment de la même façon dans des langues différentes. Il y a des personnes qui peuvent livrer quelque chose de leur personnalité intime lorsqu’ils communiquent en parlant, mais pas en jouant, parce qu’ils se sont libérés avec une autre langue. Je pense qu’il existe différentes personnalités en une personne et pourtant c’est la même personne. J’ai, parmi mes élèves, un garçon qui est vraiment presque muet, et quand je lui demande son avis, il me répond toujours : « Je ne sais pas », mais il joue vraiment très bien. Je lui dis alors :
- Explique-moi ce que tu fais, ce que tu veux,
- Oh, je joue, comme ça, je ne sais pas.
Cet élève communique mieux avec la musique qu’avec les mots. Et je pense que si on connaît bien la musique, on peut comprendre quelque chose de son intimité. Je pense que lorsque quelqu’un maîtrise bien la musique, on peut dire qu’on approche sa personnalité. C’est pourquoi il me paraît important pour un pianiste de jouer la musique dont il se sent très proche.
Je pense qu’il serait plus juste de dire que ce qui fait lien avec le toucher du pianiste c’est le courage plutôt que l’intime ou bien les deux. C’est une question de courage. Le courage de montrer son intimité. C’est le courage aussi de jouer très calmement.
15- Quels maîtres ont marqué, influencé votre parcours musical ?
Leon Fleischer avec lequel j’ai travaillé pendant dix ans et qui était l’élève de Schnabel. Et aussi un violoniste américain Bursonovski avec lequel j’ai suivi des cours de musique de chambre pendant plusieurs années. J’ai compris ce que c’était de jouer d’un instrument à cordes, j’ai beaucoup appris sur le phrasé, le timing et toutes les subtilités de jeu.
16- Le terme de toucher était-il familier à leur enseignement ?
Oui, mais toujours dans le contexte, jamais en tant que tel.