Le toucher pianistique

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LES INTERVIEWS


Entretien avec Dominique Merlet

Après avoir remporté trois premiers prix de Conservatoire de Paris, Dominique Merlet a remporté en 1957 le premier prix au Concours International de Genève. Sa carrière s’est alors développée régulièrement. Il joue dans la plupart des pays d’Europe ainsi qu’aux États-Unis, au Canada, au Brésil, au Japon, en Chine.

Il a collaboré avec des chefs tels que Charles Munch, Paul Paray, Armin Jordan, Sergiù Comissiona, etc.

Sa discographie comprend Schumann, Brahms, Chopin, Liszt, Bartok, Ravel (intégrale), Debussy, Fauré et a fait l’objet de nombreuses distinctions. Il vient de réaliser l’intégrale des Sonates pour piano et violon de Beethoven avec le violoniste Gérard Poulet.

Après avoir dirigé, de 1974 à 1992, une classe renommée au Conservatoire de Paris, Dominique Merlet enseigne actuellement au Conservatoire de Genève (niveau Perfectionnement et Virtuosité).

Il a fait partie de nombreux jurys dans les plus grands concours et il préside la Fondation Internationale Nadia et Lili Boulanger.




1- Employez-vous ce mot ?

Oui, bien sûr, c’est tout de même un mot essentiel, et quand je vais à l’étranger je l’emploie souvent aussi.


2- Que représente le toucher pour vous ?

Le toucher, c’est la manière de dompter l’instrument et d’en tirer si possible, tout ce que l’on peut en tirer, donc une grande variété de touchers. Le toucher représente une infinité de types d’attaques, d’approches du clavier et il faut arriver à faire d’un instrument, plusieurs instruments suivant ce que l’on joue et c’est ça le gros problème du pianiste. Je dis souvent à mes étudiants, quand ils donnent un programme avec trois ou quatre auteurs, qu’au fond, il faut donner l’impression, grâce à leur toucher, qu’il y a trois ou quatre instruments différents.


3- A-t-il une place dans votre enseignement ?

C’est la place essentielle, je ne m’occupe plus tellement, dans mon travail, de faire faire des tierces, des octaves, les élèves doivent l’avoir fait ou le faire chez eux. Tout mon travail est un travail sur les styles (de connaissance des styles et des œuvres) mais ensuite tout le travail du son, c’est le toucher.


4- Le toucher : est-ce un geste ? Une sensation ?

Les deux, il y a forcément des gestes pour obtenir un certain résultat et donc à l’arrivée, sur le clavier, il y a une sensation. C’est évident que si on a un geste qui est en caressant, par exemple, la sensation n’est pas la même que si l’on a un staccato sec pour imiter, par exemple, un basson et que là on percute un petit peu, la sensation n’est pas la même sur le clavier et le geste n’est pas le même non plus. Cela part de l’imagination sonore, de la tête ; quand même, c’est la tête qui commande, ce sont les oreilles qui commandent, et cela aboutit à certains gestes. C’est là où l’on voit la qualité du pianiste. Il y a des pianistes qui jouent tout avec les mêmes gestes, le même son, ce n’est pas très intéressant.


5- Vous êtes concertiste et à ce titre vous devez à chaque concert jouer sur un instrument que vous ne connaissez pas. Est-ce que l’adaptation à un nouveau clavier perturbe beaucoup les repères de votre toucher ?

Alors là, j’ai l’exemple typique. Samedi, j’ai fait une émission, sur France Musique. Je suis arrivé au studio à 14 heures, l’émission était en direct à 15 heures 30, il fallait faire la balance, il y avait donc peu de temps. Je me suis trouvé avec un Steinway, qui de base, est un bon instrument. Mais tout le monde tape dessus, y compris pour les émissions de variétés, et je me suis retrouvé avec un piano complètement déséquilibré, c’est-à-dire que toute la partie supérieure était correcte et à partir de la partie médium jusqu’au grave, c’était une « casserole ». Alors là, je n’étais pas content, je l’ai dit, mais on ne pouvait rien faire par manque de temps, car pour l’harmonisation, il faut piquer les marteaux, donc c’était impossible en une demi-heure de régler ce problème. J’ai travaillé une demi-heure en essayant de me faire à ce déséquilibre et à force de malaxer le piano, ça commençait à être mieux, et puis, pendant tout le temps où j’ai joué, cela durait 40 minutes environ, je me disais : « Attention à la main gauche, attention à l’attaque, il faut que j’amortisse, oh attention : là, je vais mettre la pédale douce » car elle aidait à rendre le piano homogène, mais je n’aime pas mettre la pédale douce trop souvent, cependant j’étais obligé de l’utiliser plus que d’habitude pour compenser ce problème, quitte à jouer forte.

J’ai eu le même problème une autre fois, avec un Bösendorfer, dans une société, à Angers, pour un récital. Je me suis retrouvé avec un instrument complètement déséquilibré avec des aigus étriqués, des basses énormes (comme avec tous les grands Bösendorfer). J’étais très ennuyé, car, comme vous le dites, je perdais mes repères d’équilibre du son. Mais cette fois, j’avais du temps, alors j’ai travaillé toute la matinée, et le soir, ce qui m’a fait plaisir, plusieurs personnes se sont précipitées vers l’organisateur pour lui dire : « Cher ami, vous avez changé votre piano ». La presse aussi a dit qu’elle ne reconnaissait pas le piano, qu’il était magnifique. C’était une récompense car je m’étais donné beaucoup de mal, je n’avais pas joué comme j’avais l’habitude de jouer et j’ai dû changer tous mes équilibres. Il fallait beaucoup écouter, il fallait travailler le dosage, mais mon expérience d’organiste là m’a servi avec l’équilibre des dosages entre le pédalier et les claviers et tout ce travail qui remonte loin.


6- Il faut des mois à un violoniste pour obtenir un son juste dans sa hauteur et dans son intonation et autant de temps pour avoir une sonorité correcte. Pour le pianiste, le son est juste et correct dès le premier instant. Pensez-vous que ce soit un avantage pour ce qu’il en est de ses qualités d’écoute et de toucher ?

Oui, le son est juste d’accord, mais correct, je ne suis pas tout à fait d’accord. Il faut définir ce qu’est un son correct, on en a parlé tout à l’heure, c’est la qualité d’approche du clavier, la variété. Correct, si c’est au sens limitatif, restrictif, bon effectivement, le son peut être correct mais il y a des gens qui touchent le clavier avec un son qui n’est vraiment pas beau.

Pour ce qui est du son juste et donné, c’est un plus parce qu’il n’y a pas à chercher l’intonation, mais c’est aussi un moins, parce que cela peut être une solution de facilité et un pianiste peu exigeant peut très bien se contenter de jouer correctement, mais naturellement, arrivé à un haut niveau, en principe, il s’écoute, quoique… Je me bagarre actuellement avec un étudiant que j’ai dans ma classe de virtuosité et quelques fois, on a l’impression qu’il n’entend pas le son qui sort du piano, c’est très laid, alors, quand on le guide, ça s’arrange, mais c’est vraiment une question d’exigence personnelle, intérieure. C’est un avantage, au départ mais après c’est un inconvénient, car c’est beaucoup plus difficile de maîtriser le son d’un piano que d’un violon, je pense. Beaucoup d’élèves n’exploitent, ne mesurent pas tout le travail qu’il y a à faire pour modifier le son d’un piano alors qu’en principe, un violoniste travaille sa justesse avec sa main gauche et la sonorité avec sa main droite, donc, c’est inévitable pour un violoniste alors que c’est évitable pour un pianiste.

C’est un travail important que cette écoute du son que l’on produit, à tous les niveaux. J’ai dans l’idée que cela dépend beaucoup des professeurs qui ont là une grande responsabilité, certains rendent attentifs leurs élèves, dès les premiers instants de musique, à la sonorité qu’ils produisent.


7- Quelle est la place de l’ouïe dans le toucher ?

L’ouïe a la première place. Tout part de l’oreille et la technique du piano, c’est l’oreille, cela part de l’oreille. On ne peut pas avoir une bonne technique si cela ne part pas de l’oreille, même les gammes, les arpèges si ce n’est pas l’oreille […] C’est vraiment la première des choses : l’oreille contrôle et anticipe les intentions du pianiste.


8- Est-ce que le toucher peut s’entendre ?

On espère ! Cela dépend du talent des auditeurs, ça, il faut le dire. Je pense qu’il y a beaucoup d’auditeurs qui ne saisissent pas toutes les subtilités ou alors qui les entendent sans les analyser. Ils entendent l’un avec plus de plaisir que l’autre, sans savoir pourquoi. Je pense que le commun du public ne peut dire pourquoi il préfère entendre Radu Lupu plutôt que Kissin, et pourtant il y a un fossé entre ces deux pianistes. Alors je pense qu’il y a quelques personnes, dans une salle, qui peuvent faire la différence. Oui, je pense qu’un toucher cela s’entend et si quelqu’un joue Schubert sans un beau toucher, Schubert n’est pas là, c’est évident.


9- Quelle est la place du regard dans le toucher ?

Le regard du musicien, oui, mais c’est surtout pour l’auditeur. L’autre jour, lors de cette émission, j’évoquais une toute petite séquence de cette émission Richter, l’insoumis. Dans la première partie, il y a une toute petite séquence où l’on aperçoit Neuhaus qui ne joue pas, il est près du piano, près du clavier, et il a un geste du poignet, très joli geste avec une volute qui est tout l’art de Neuhaus, ce sens de l’arabesque, du raffinement que ces élèves n’avaient pas du tout, Gielels et Richter ne l’avaient pas. Il y a des pianistes qui sont très agréables à regarder et d’autres, pas du tout. Il y en a qui ne sont pas désagréables à entendre, mais il vaut mieux fermer les yeux. J’ai un élève qui est très raffiné, très musicien, il a une belle sonorité, mais il ne faut pas le regarder jouer.

Il y a des pianistes, qui ont une tenue impeccable, avec des gestes toujours arrondis. Pour le regard, les beaux gestes qui donnent des beaux sons, ce sont toujours des gestes circulaires, jamais des gestes verticaux, car avec des gestes verticaux, le son est pulvérisé, terrible, donc il y a, effectivement, une espèce d’harmonie entre le geste et le son. Au niveau le plus élevé, il y a une harmonie entre le geste par rapport au clavier, l’attitude du corps sur le siège, qui donne une impression d’harmonie et le son qui en découle est un beau son. J’ai été très surpris en revoyant cet extrait, à quel point Richter qui était quelqu’un qui était mal dans sa peau, torturé, qui ne donnait jamais l’impression d’être heureux de jouer, était trop près du clavier, si près du clavier, qu’il était tout le temps en train de reculer le dos ; il y a même une séquence quand il joue le deuxième mouvement de Brahms, et qu’il arrive à la cadence, où, instinctivement, il recule son siège en jouant. J’ai remarqué cela l’autre jour, combien il a les coudes le long du buste ; c’est étonnant, mais évidemment avec ses capacités extraordinaires, cette main énorme, vu sa position, il était inévitable qu’il recule son siège !

[Je dis à Dominique Merlet que peut-être, à travers ce qu’il vient de dire, on pourrait en déduire que l’efficacité du geste, finalement, ne se donne pas forcément à voir.]

Oui et non, je suis confronté à ce problème de placement par rapport au clavier dans beaucoup de Masterclass, la semaine dernière encore à Londres, j’ai fait reculer plusieurs étudiants, qui jouaient très bien, mais qui n’étaient pas bien assis. Je les ai fait reculer et tout de suite cela a changé leur jeu. Et cela se passait dans de très hauts niveaux, c’était à la Royal collège, grande école de Londres.

La position du corps est importante car cela donne une position qui a quelque chose d’harmonieux et tout fonctionne facilement et les doigts et les impulsions viennent naturellement.


10- Est-ce que le toucher peut se voir ?

Oui et non, pour les grands gestes oui, mais une fois que les doigts sont dans le clavier, pour le legato, par exemple, cela ne se voit pas, cela s’entend mais ne se voit pas. Je ne crois pas qu’on puisse faire visuellement la différence. Quand on voit Horowitz par exemple — je pense à la retransmission télévisée de son récital au Carnegie Hall — on a l’impression qu’il joue avec les doigts plats, mais quand on entend, on s’aperçoit qu’il y a une force d’adhérence, quand il prend la touche, et tout d’un coup on entend le galbe, le phrasé, alors que lorsqu’on le voit, on a l’impression qu’il joue très plat. Et cette adhérence, cela ne se voit pas très bien. Quand on fait des staccato, là on voit le toucher, mais je pense qu’on ne voit pas tout. Il se passe beaucoup de choses, mais on ne sait pas trop comment. Il n’y a que les professionnels qui entendent ce qui se passe. Au niveau des très grands, avec la qualité de sonorité, la variété des touchers, je crois qu’on ne voit pas toujours le toucher.


11- Marie Jaëll a consacré une grande partie de sa vie de pédagogue à réfléchir et élaborer une technique du toucher. Elle étudia avec minutie toutes les sensations tactiles, travaillant notamment sur les empreintes laissées par les doigts sur le clavier dans la situation du jeu pianistique. Connaissez-vous son travail de recherche ?

Pensez-vous que l’on puisse transmettre le toucher par l’apprentissage de la gestuelle ?

Oui dans la mesure où le toucher découle d’un geste, on est amené à l’enseigner, moi par exemple, je fais travailler le legato à travers les exercices de Brahms. Donc il y a une gestuelle pour le legato, je fais travailler alternativement les doigts qui se déplient, se replient sans arrêter le geste et sans frapper la touche. La touche est prise comme la roue d’un moulin avec l’eau, c’est-à-dire que le doigt prend la note dans le geste circulaire, ce qui fait que l’on n’a pas l’attaque du marteau, c’est une attaque très lente, qui est prise dans le travail d’une caresse avec une très forte adhérence. C’est la gestuelle et je rectifie souvent aussi quand je vois des élèves aller se balader dans le fond du clavier où la touche est très lourde, où il y a très peu d’enfoncement, très peu de possibilité de dynamique, mais dès qu’il n’y a aucune raison qui se justifierait par le répertoire (pouce sur une touche noire etc.), je les fais revenir sur le bord du clavier pour avoir le maximum de possibilités de couleur, de dynamique, parce que là, la touche est plus importante et plus légère : tout ça, ça fait partie d’une gestuelle. Cela me dérange beaucoup aussi de voir des élèves relever les doigts, articuler, avoir les doigts à deux centimètres au-dessus du clavier alors que cela n’est pas nécessaire. Il y a aussi une gestuelle nocive, qui est perturbatrice, parasite, et il faut éliminer tous les gestes parasites.

Bien sûr la gestuelle se contrôle, s’apprend, mais il faut une gestuelle minimum : celle qui est nécessaire, pas plus.

La méthode de Marie Jaëll m’a paru extrêmement compliquée. Pour moi, c’est comme si un mille-pattes commence à analyser comment ses myriades de pattes fonctionnent, il s’emmêle les pattes et ne peut plus avancer. Moi j’ai toujours été partisan de la plus grande simplicité possible et attentif à ne pas soulever des problèmes quand il n’y en a pas, et ça marche ! Mes élèves font des concerts, enregistrent des disques, enseignent bien. Je ne les ai jamais ennuyés pour des problèmes qu’ils n’avaient pas, il faut vraiment faire comme le médecin, qui traite un point précis et qui ne va pas donner un médicament pour les reins alors qu’on vient le voir pour la gorge.

Je ne sais pas ce que pensait Liszt du travail de Marie Jaëll, Liszt qui paraît-il, l’accueillait en disant : « À bon entendeur salut ! »

Il faut dire que l’enseignement a fait beaucoup de progrès par rapport à cette époque, les débuts de la grande époque du piano, de la technique du piano, c’est parti de Liszt, en fait, Chopin y a apporté un grand raffinement. Il insistait auprès de ses élèves pour la qualité du toucher, et ne supportait pas le moindre son dur, il sursautait quand un son était dur et disait : « quoi, c’est un chien qui aboie ! » donc, Chopin a fait un très gros travail sur le toucher. Auparavant il y avait Clementi, Hummel, etc. qui remuaient les doigts très vite, mais c’était une autre école et cela a changé avec Chopin, Liszt, puis après il y a eu Busoni et tout le travail des grands pianistes du début du XXe siècle, les Eugen Dalbert, puis Rachmaninov avec l’utilisation des bras : une autre technique. Cela, ajouté aux changements dans la littérature, fait que les choses ont beaucoup évolué. Marie Jaëll s’est peut-être trouvée à un moment où l’on se préoccupait plus de virtuosité acrobatique que du raffinement de la couleur. Je ne sais pas quelle était la sonorité de Liszt, j’aurais bien aimé l’entendre. Est-ce qu’il se préoccupait beaucoup de la beauté du son ? Est-ce qu’il jouait comme cela lui venait avec ses moyens naturels ? Je ne sais pas.

[Parenthèse sur le toucher du XXe siècle] Oui, il y a des gens qui ont rejoint l’esprit des clavecinistes, un peu comme Ravel dans Le Tombeau de Couperin. Si vous jouez Ravel avec un toucher de Debussy, c’est le fiasco complet vous n’avez pas la couleur de Ravel. J’ai fait l’expérience de jouer quelques phrases de Ondine de Debussy avec un toucher ravélien, Ondine est vraiment peu séduisante alors, et jouer un Noctuelle de Ravel avec un toucher de Debussy, le rend incompréhensible, c’est souple, mais c’est flou, nébuleux et on n’a pas du tout cette précision cristalline qu’il faut chez Ravel. Pour Debussy, ce n’est pas du cristal, ce sont des cloches, ce sont des glissements sur de la soie ou du velours.

Il y a de grandes variétés et quand vous jouez Stockhausen, quand vous avez une dynamique énorme entre quatre forte et quatre piano, il y a un travail de dynamique très important. Il y a le problème des touches que vous attaquez violemment, puis relâchez, et que vous reprenez pour avoir juste la vibration. C’est le procédé typique de Stockhausen et de Berio, alors, oui, il y a des touchers spécifiques à la musique contemporaine.


12- Pensez-vous que le toucher pianistique soit uniquement un savoir-faire technique ?

C’est une question qui rejoint ce que j’aurais voulu aborder l’autre jour, dans cette émission, mais on n’avait plus le temps. Avant d’être un grand artiste, il faut être un grand technicien. La connaissance technique (la théorie au fond) est le passage obligé pour accéder à la poésie. Si on ne connaît pas son instrument et son corps, on a un résultat très partiel. Moi j’ai eu le cas la semaine dernière avec un troisième Prix Marguerite Long — Jacques Thibault qui jouait pour moi, lors d’une Masterclass à Londres, dans une grande salle. Il me jouait la fameuse Sonate funèbre de Chopin imposée à ce concours. Ce garçon était à un niveau technique très élevé. Quand il m’a joué le passage central, j’ai trouvé que ce n’était pas au niveau de ce qu’il pouvait faire. J’ai commencé par lui jouer le même passage pour lui montrer, et il me regardait d’un air suspicieux car les Russes n’aiment pas beaucoup qu’on mette en doute leur supériorité et je lui ai dit deux choses : il faudrait peut-être mettre un autre doigté à la main gauche, plus chopinien, afin qu’elle soit plus calme, plus tranquille [il va au piano et joue] et sa main droite, dans sa position était fermée. Je lui ai alors conseillé un allongement du doigt et j’ai vu la surprise sur son visage. Sa main gauche, avec le nouveau doigté, faisait une toile de fond très douce, homogène et à droite la sonorité se fit plus lumineuse, douce et coulée, et il en fut stupéfait lui-même. Ces deux choses très simples, ont changé son piano. Cela est possible avec une main faite, on ne peut réaliser cela avec un débutant.

Alors en plus de la technique, il y a cette poésie, ce plus, qui est fait de ce que l’on porte en soi, ce que l’on a dans la tête, dans le ventre. Il y a la culture aussi, et il y a beaucoup de manques souvent, hélas. Je suis toujours étonné, quand je vois des Asiatiques, qui jouent bien parfois, et qui n’ont pas été familiarisés à la littérature et la peinture européenne. C’est souvent au niveau des idées sonores qu’ils sont bien, Debussy, Ravel, mais dès qu’on arrive à Schumann, c’est plus difficile.

L’autre jour, au cours de l’émission, j’ai été surpris, car l’organisateur avait combiné deux appels téléphoniques au milieu de l’émission. J’ai eu deux anciens élèves, en direct, l’un de Philippe Cassard puis le deuxième était Jean-Marc Luisada. Ce dernier évoquait un souvenir. Je leur avais fait préparer une classe générale sur Schumann et je les avais emmenés tous voir une exposition sur le peintre Caspar David Friedrich pour les mettre dans le bain de ce climat romantique du voyageur avec les grandes forêts. Et cela l’avait marqué. Une telle approche débouche sur des idées de couleurs, et la couleur de Schumann n’est pas celle de Brahms, et le toucher n’est pas le même, Debussy, Ravel, cela n’a rien à voir, Mozart, Beethoven, cela n’a rien à voir, Chopin est tout à fait à part avec un autre toucher.


13- Dans un livre intitulé La beauté du geste, Catherine David tente de rendre compte d’une double expérience personnelle : la pratique assidue du piano et du taï-chi-chuan. Elle écrit : « En même temps que le nom des choses, nos parents nous ont transmis une certaine manière de toucher. » Que pensez-vous de cette phrase.

Je suis assez d’accord. Il y a même des livres, aujourd’hui, pour les petits enfants avec des surfaces différentes, velours, pierre ponce. C’est très important ces sensations.

Je ne sais pas à quel degré, une culture du geste dans la famille laisse une empreinte.

Je pense que tout est intéressant, si un petit enfant a pris l’habitude de caresser des surfaces, s’il a déjà des sensations, cela ne peut être que bénéfique pour le piano. Ce n’est pas ça qui en fera un grand pianiste, mais enfin, je pense que toutes les expériences tactiles sont intéressantes et bénéfiques. Aujourd’hui, nous savons bien, nous autres pianistes, combien le toucher d’un clavier en ivoire est différent de celui d’un clavier en plastique.


14- Pensez-vous que l’on puisse établir un lien entre la singularité d’un toucher au piano et la personnalité intime du pianiste ?

Oui, parce que tout cela vient de la tête et de l’oreille interne. La personnalité débouche sur un univers sonore personnel et je pense que plus un artiste vieillit et plus son jeu devient personnel. Parce qu’on ose davantage d’une part et ce qui constitue vraiment la recherche prédominante de l’artiste devient de plus en plus envahissante. Moi, je ne supporte pas le petit piano étriqué ; l’autre jour, on a parlé de la plénitude de mon jeu, et cela m’a plu, parce que cela correspond à ce que je cherche. Naturellement quand je joue du Mozart, ce n’est pas du tout le son de Brahms. À Londres, un Tchèque me jouait le deuxième concerto de Beethoven et le son était tout petit, alors je lui ai dit : « Mon vieux, si tu joues ce concerto avec l’orchestre dans deux mois, personne ne t’entendra, tu seras “bouffé” par les soixante musiciens. C’est très musical, tu joues très bien, mais ça ne va pas. Tu joues pour toi ! »

Aujourd’hui il y a des salles de 2000 places, il faut qu’on entende partout et je lui ai fait reprendre toutes les attaques avec le tutti, et je lui ai parlé des gestes, et je lui ai mis des flèches sur sa partition. Je lui ai parlé du geste du violoniste et de celui du hautboïste avant le départ, parce qu’on ne voyait pas ses gestes de départ. Il ne faut pas jouer comme une machine à écrire, avec les grandes salles… Ou alors il faut se mettre en studio. Moi j’aurais été bien curieux d’entendre Glenn Gould dans les salles. Je ne sais pas si on aurait été emballé et c’est peut-être pour ça qu’il a arrêté de donner des concerts, surtout quand on pense à la position qu’il avait au piano… Je ne sais pas.


15- Quels Maîtres ont marqué votre parcours musical ?


16- Est-ce que le terme de toucher était familier à leur enseignement ?

Oui le maître qui a beaucoup compté pour moi, après le Conservatoire de Paris, c’était Louis Hilbrand à Genève dont j’ai hérité cette culture du toucher, en particulier avec cette qualité du legato, la relaxation, la beauté du son et puis parallèlement à ce travail, pour l’ampleur, j’avais beaucoup discuté avec un ami qui avait travaillé avec un russe émigré à Paris, Pierre Kostanov et qui m’a montré la technique de rotation ; moi je fonctionne avec les deux techniques et je les enseigne. Ce sont les deux courants principaux. Et puis il y a les maîtres que l’on se fait, via les enregistrements. C’est évident que lorsqu’on entend Neuhaus jouer Chopin, on apprend beaucoup, la couleur est si particulière. Quand on entend les élèves de Neuhaus, on est étonné, car ils ont un toucher un peu rugueux, assez raide, pas du tout la souplesse de Neuhaus lui-même, d’ailleurs quand vous entendez Gilels et Richter, ce n’est pas du tout ce jeu. Alors, le toucher enseigné… C’est là qu’on en revient à l’idée de tout à l’heure, tout dépend de ce que l’on a dans la tête et dans le cœur. Et puis Chopin c’est une pierre d’achoppement, très peu de gens sont « chopiniens ». Pour moi Neuhaus est un grand chopinien parce qu’il y a cette simplicité, ce grand naturel, ce rubato naturel ; il y a très peu de gens qui jouent bien Chopin. C’est à part.


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