Le toucher pianistique
III. Le toucher pianistique dans la littérature
C. Quelques témoignages pris dans la littérature musicale
Ces témoignages sont des extraits d’entretiens avec des pianistes concertistes recueillis dans divers ouvrages de littérature musicale.
Nous nous sommes intéressés à tout ce que nous pouvions récolter sur le toucher mais aussi à tout ce qui concerne la sonorité et l’interprétation. Traitant ce concept dans un contexte plus large, il est alors nécessaire d’envisager tout élément se situant en périphérie de ce toucher.
1. Le toucher au service de l’interprétation
Pour parler et prétendre être écouté, il faut non seulement savoir parler, mais d’abord et surtout avoir quelque chose à dire. C’est très simple apparemment, mais il serait facile de prouver que des centaines et des milliers d’interprètes pèchent constamment contre cette règle. [31]
La remarque de Heinrich Neuhaus énonce une idée importante : pour être un bon pianiste, il faut avoir non seulement des moyens pianistiques et une culture musicale sans reproche mais être également dans le désir de communiquer. Pour être dans la position d’interprète, il faut porter en soi les qualités d’un « orateur » et donner à entendre à un public, son discours musical. Autrement dit, être interprète, c’est se sentir investi d’un rôle de messager. L’interprétation est donc un acte qui engage l’artiste. Il ne s’agit pas simplement de donner à entendre « aimablement » une œuvre que l’on possède bien techniquement, mais oser soumettre au public, le fruit de sa réflexion. C’est un acte courageux, personnel. Un pianiste ne se cache pas derrière une interprétation, il se montre.
L’interprète n’est pas un simple exécutant qui se contente d’obéir aux instructions laissées sur une partition par le compositeur. Il engage son travail par l’analyse du texte et le travail technique, puis il tente de s’approprier l’œuvre en créant ses propres repères sans jamais se départir du respect au texte. Arrivé au moment du concert, l’interprète soumet au public son intime conviction.
L’interprétation musicale nécessite la présence d’un médiateur qui permet de passer du signe (la partition) au son. Sur une partition les sons sont codés dans leur hauteur, leur durée et dans leur dynamique. Mais cette notation a ses limites. Un texte joué correctement en respectant strictement rythme, nuances et intonation sera plutôt qualifié de lecture. Aller au-delà s’appelle : interpréter. Une bonne interprétation relève d’un équilibre entre les connaissances musicales liées à l’œuvre et son compositeur, la technique instrumentale et le tempérament de l’interprète.
Nous ne devons pas oublier que ce texte, pour vivre de sa propre vie, doit recevoir notre vie, à nous, et pareillement à une construction, il faudra, sur la carcasse en béton de notre scrupulosité envers le texte, ajouter tout ce dont une maison a besoin pour être finie, c’est-à-dire : l’élan de notre cœur, la spontanéité, la liberté, la diversité de sentiments. [32]
Quelle est la place de cet élan du cœur au sein de l’interprétation et de quoi est faite cette spontanéité dans un art tel que la musique dont certains aspects aspirent à une totale maîtrise ?
Charles Rosen propose un cadre dans lequel peut s’inscrire cette part personnelle et singulière de chaque pianiste. Ce cadre impose les limites qui permettent une distanciation entre la vie affective de l’interprète et sa vie intellectuelle, spirituelle ; distance nécessaire à l’acte créatif :
Bien que l’exécutant doive jouer d’une façon expressive, il serait faux de dire qu’il “s’exprime” par la musique. Il essaie par son exécution de créer un objet[…] Cet objet est marqué par la personnalité de l’interprète et par sa façon de penser mais on ne peut y lire ses pensées secrètes ou les événements de sa vie. [33]
L’interprétation est un reflet de la personnalité du pianiste. Ce qu’exprime l’interprète est extérieur à sa propre vie mais traversé par son identité culturelle. L’émotion qu’il ressent et qu’il transmet au public est l’aboutissement du travail réalisé sur le texte musical et ses choix interprétatifs dépendent de son imagination créatrice. Cette qualité est le fait d’un esprit qui s’est libéré de la contrainte imposée par la partition, tout en lui restant fidèle.
L’interprète dévoile l’œuvre parce que, non seulement elle se dévoile à lui, mais parce que, inversement, l’œuvre dévoile aussi l’interprète. Une bonne exécution d’une œuvre ne signifie donc pas que l’interprète ne joue que ce qui est dans la partition — à ce niveau de notre analyse une restriction de ce genre n’a plus de sens — mais qu’il joue ce qu’elle est. L’œuvre se révèle à l’interprète dans son mode d’existence spécifique ainsi que dans sa vérité unique, en lui révélant en même temps son mode d’existence et sa vérité à lui. [34]
La citation de René Leibonitz donne une idée de cette liberté retrouvée et de la manière dont, l’interprète et l’œuvre acquièrent leur indépendance. Il y a un long chemin parcouru entre la première lecture d’une œuvre et son exécution en concert. La première lecture est un moment merveilleux de découverte. Il est fait de curiosité et d’émotions musicales intuitives et spontanées. L’interprète laisse venir à lui ses émotions sans chercher à les comprendre, sans les rattacher à ses connaissances. Ce n’est pas la spontanéité retrouvée dont parlait Dinu Lipatti dans une citation précédente. On pourrait la qualifier de réactions musicales instinctives. Puis vient le moment du travail. Patiemment le pianiste apprivoise techniquement la partition et parallèlement analyse le texte pour en saisir le sens de façon rationnelle. À pénétrer ainsi au cœur de l’écriture, avec le déroulement des phrases dans leur harmonie, leur rythme et leur respiration, l’interprète se déprend de ses émotions initiales pour en découvrir d’autres et c’est dans cet éloignement des sensations rencontrées lors du déchiffrage que l’œuvre d’art est jouée « pour ce qu’elle est ». Ainsi elle peut être « racontée » à un public et être comprise de lui
Au moment du concert, quelque chose se boucle entre l’interprète et l’œuvre. Exposée à un auditoire, l’œuvre musicale, à son tour, révèle aux auditeurs l’originalité du pianiste en restituant, dans l’interprétation, à travers son toucher: sa nature, sa personnalité.
C’est précisément ce moment-là qui nous permet de faire la jonction entre les deux registres du discours sur le toucher que nous avons rencontré dans les lectures se rapportant à notre sujet.
31 Neuhaus Heinrich, L'art du piano, Lyunes, Van de Velde, 1971, Préface, p. 14.
32 Bargaunu Grigore, « Lipatti Dinu », La lettre du musicien, Revue Piano ,°9, 1995-1996, p. 103.
33 Rosen Charles, Plaisir de jouer, plaisir de penser, Paris, Eshel, 1993, p. 74.
34 Leibowitz René, Le compositeur et son double; Paris, Gallimard, 1986, p. 27.