Le toucher pianistique

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III. Le toucher pianistique dans la littérature


C. Quelques témoignages pris dans la littérature musicale

2. Aspects de l’interprétation

On joue tout bien, à condition de n’avoir ni interprétation ni technique. L’interprétation n’est qu’une idée préconçue, une émotion fournie. Quant à la technique, elle n’est qu’une formule par laquelle on apprend à jouer malgré soi. [35]

Cette formule quelque peu provocatrice de Samson François énonce à sa façon une idée qui n’est pas très éloignée de celle de René Leibowitz citée précédemment. Au moment de l’interprétation, le pianiste retrouve une spontanéité parce qu’il s’est libéré de ses acquisitions (travail technique, réflexion analytique). Mais un concertiste ne joue jamais tout à fait ce qu’il a prévu de jouer, de la même façon qu’à moins de le lire ou de l’apprendre par cœur, on ne connaît jamais tout à fait à l’avance les mots qui nous viennent lorsqu’on prononce un discours. Il y a toujours, pour l’artiste, une part imprévue dans un concert et cela, malgré les préparatifs exigeants. La musique est un art de rigueur et la discipline de l’interprétation un art éphémère et périlleux. Nul doute que le toucher de l’interprète soit au cœur de ce moment, et qu’il contient en lui toutes ces circonstances.

Samson François par sa formulation invite à retrouver deux qualités indispensables à une bonne interprétation : l’intuition et l’imagination.


Samson François fut l’élève d’Alfred Cortot et d’Yvonne Lefébure. Sa carrière de pianiste fut brillante et éphémère puisqu’il décéda à l’âge de 46 ans. C’était un personnage atypique qui ne faisait pas l’unanimité mais ne laissait pas indifférent.

Voilà enfin un interprète ! Dans une génération peuplée de jeunes gens scrupuleux, souvent irréprochables, honnêtes à leur piano comme des comptables derrière leur tiroir-caisse, il fait bon de distinguer un artiste personnel, qui a le sens, le goût du risque et préfère, au besoin, l’étrange au banal. Samson François cherche. Parfois, il erre, à la découverte. Mais ses trouvailles sont royales. [36]


Il a laissé quelques écrits sur le toucher. Ces derniers datent de 1960, soit dix ans avant sa mort. Ils sont rassemblés sous la plume de Jean Roy, collaborateur du Monde de la Musique. L’auteur a rencontré plusieurs fois le pianiste. Son livre n’est pas seulement un essai biographique. Jean Roy insiste particulièrement sur la personnalité de cet artiste tourmenté, traversé par des questions existentielles et les répercussions qu’elles eurent sur son art de l’interprétation. La vie agitée de Samson François évoque une certaine fragilité, mais n’est-ce pas aussi ce qui le rendait aussi disponible à son art ?

N’aime pas exister, celui qui tâche de conserver sa vie par crainte de la perdre ; et d’une manière générale, celui pour qui le seul fait de vivre ne suffit pas et qui cherche une raison à sa vie. Car celui qui aime l’existence aime quelque chose qu’il ne peut ni concevoir ni définir ; il aspire au mouvement pour le seul amour du mouvement afin de le devenir, c’est-à-dire qu’il s’anime pour le seul amour de s’animer et sans aucune autre raison. [37]


Cette grande sensibilité pour « le moment présent » avait poussé celui que l’on appelait Le poète du piano a organiser sa vie autour de la liberté. Il ne supportait aucune attache, aucun honneur. Il se mettait en état de totale disponibilité ce qui n’allait pas sans lui poser des difficultés, souvent douloureuses. Nous avons choisi de lui accorder une place dans notre écrit en raison de son attitude extrême, de son intelligence aux qualités visionnaires. « Je vis mon imagination » disait Samson François. Abordant le problème de l’interprétation, Samson François dit :

[qu’il refusait] d’alourdir la musique d’un contexte poétique ou métaphysique : l’arrière-pensée ne doit pas être consciente. Le récital n’est pas une confession, c’est un spectacle[…] il faut jouer avec naturel, si je suis fatigué, je jouerai fatigué, puis je me prendrai au jeu et l’œuvre s’emparera de moi, mais je ne dois pas en être conscient. [38]

Samson François confirme, au fil de son discours, sa position. Il choisit dans cette citation deux mots antinomiques : confession (dans le sens de confidence) et spectacle (du latin spectare : regarder). Ce qui semble important pour l’auteur dans l’idée du spectacle, c’est que le fait d’être sous le regard, semble représenter la condition nécessaire pour endosser son rôle d’interprète au-delà de la fatigue. Sur scène avec sa réalité physique, il semble assuré que la musique, par un effet retour, le transforme en interprète inspiré.


Cette vision romantique de l’interprète se retrouve dans les propos d’autres artistes. Edwin Fischer disait de ce même moment :

Tous les liens se dénouent, tous les complexes s’évanouissent et vous planez. On ne sent plus : je joue, mais ça joue, et — tenez : tout est juste[…] Le plus grand bonheur de l’artiste ; n’être plus que médium, médiateur, entre le divin, l’éternel, et les hommes. [39]

L’expression « ça joue » dit de manière explicite, ce qui, dans le jeu du pianiste se met à l’œuvre, à son insu. Le discours tente de traduire l’état de subjectivité qui submerge l’artiste. Difficile tentative pour dire ce qu’il en est d’un moment fait à la fois d’une extrême concentration et de gestes techniques parfaitement maîtrisés mais qui représente aussi un moment d’abandon, une sorte de « lâcher-prise ».

Celui qui se voue ainsi, en pleine concentration, à rendre la vie à un chef-d’œuvre, et se laisse influencer et guider par le fluide qui émane de ce même chef-d’œuvre — celui à qui est donnée la grâce de ressentir les effets de l’intuition, cette inspiration plus haute que la raison et le sentiment, car elle peut les guider et les régir tous les deux — celui-là, aux heures où l’esprit souffle, approchera de ce but que j’ai désigné comme un idéal : l’accord parfait entre ce que le compositeur voulait exprimer et son obéissant serviteur, l’interprète. [40]


Force est de constater que les pianistes, pour exprimer la part d’indicible qui intervient dans toute interprétation sont souvent enclins à utiliser un discours « mystique ». Mais tous ne sont pas dans cette dynamique et une conception plus rationnelle de leur rôle les amène à des propos plus contenus et ils tentent d’expliquer, au plus près de la réalité, un moment qui oscille entre deux pôles : contrôle et abandon. Adeptes de l’exégèse, ces artistes ne nient pas le côté « particulier » de la fonction d’interprète mais pensent qu’il n’est pas nécessaire d’en témoigner car cela ne « sert » en rien, la musique.

En réalité, tout, dans la fonction d’interprète n’est que paradoxe. Il lui faut toujours faire en même temps des choses rigoureusement incompatibles ; à la fois contrôler et s’oublier, servir le compositeur et exprimer sa personnalité. Il nous faut vivre avec ces contradictions[…] Il ne s’agit pas non plus de s’oublier au point d’attendre le message du compositeur directement du ciel ! Ce serait très hypothétique ! [41]


Alfred Brendel représente bien cette catégorie de pianistes rationalistes et il n’est pas nécessaire de mettre en opposition les deux attitudes. Il s’agit tout au plus d’une différence dans la manière de vivre son métier. L’un se vivant en prophète de la musique, chargé de transmettre la vie cachée des œuvres interprétées, l’autre en exégète de la musique, chargé de faire connaître à ses contemporains les œuvres du passé et du présent et de les faire vivre sous leurs doigts. Le chemin qui conduit à l’interprétation est le même pour les deux catégories de pianistes. Il passe par le travail de la technique, la réflexion sur le texte et le désir de transmettre à un public le fruit de sa recherche. Être musicien c’est, de toute façon, aller au-delà de la note écrite. C’est dans ce dépassement que le pianiste transmet sa vision de l’œuvre et qu’il nous permet d’entendre son identité pianistique : son toucher.


Dans son discours sur le toucher, on retrouve avec Samson François, la même faculté d’en exprimer poétiquement la singularité et cette même disponibilité intérieure :

Le toucher doit toujours être amoureux. Ne jamais jouer pour jouer. Ne jamais chercher à réaliser une performance technique, cela empêche de se mettre à l’écoute de ce que les sons nous disent. [42]


Nous reviendrons largement sur cette question dans la partie réservée à l’interview des cinq pianistes professionnels. Notre questionnaire représente une tentative d’exploration du toucher dans tous ses registres.

Puisque nous en revenons au toucher, il est une réalité qui distingue le pianiste de la majorité des autres instrumentistes : le pianiste-concertiste ne joue pas sur son instrument personnel. Il ne connaît ni le timbre, ni la résistance du clavier qu’il va jouer. Certains pianistes incluent, dans leur emploi du temps, quand cela est possible, un moment pour apprivoiser l’instrument avant le concert, d’autres ne désirent pas connaître le piano, c’était le cas, par exemple, pour Claudio Arrau.

Cette réalité nous semble aiguiser, encore davantage, le sens du toucher du pianiste. Un instrumentiste qui joue sur son instrument finit par s’identifier à la voix de son instrument. Il prend appui sur cette connaissance et cherche à retrouver la sonorité qui lui est familière. Seule la nouvelle acoustique du lieu où il joue et le public perturbent ses repères habituels.

Le pianiste, lors d’un concert, fait connaissance avec un piano. Très vite, en fonction du timbre de l’instrument et de ses caractéristiques mécaniques, il met toutes ses capacités d’écoute à la recherche de la sonorité qu’il pense pouvoir obtenir de l’instrument. Cette réalité difficile, le met en état de disponibilité auditive et lui permet de développer un sens de l’adaptation.


En résumé le toucher du pianiste-interprète, à la lumière de ce qui est écrit précédemment, serait le fait :

- D’un savoir-faire technique,

- De connaissances musicales qui permettent d’accéder à l’interprétation,

- Des qualités d’adaptation du pianiste vis-à-vis d’une mécanique et de l’acoustique d’une salle,

- Des qualités personnelles de l’interprète.


Tous ces paramètres participent directement à la spécificité du toucher du pianiste, et en se conjuguant « personnalisent » une interprétation.

Car, en écoutant les pianistes, nous saisissons leurs différences et sans elles, le métier d’interprète n’existerait plus et les œuvres ne seraient plus visitées.






35 Roy Jean, Samson François, le poète du piano, Paris, Josette Lyon, 1997, p. 99.

36 Critique parue dans le Figaro du 22 juin 1950, signée Bernard Gavoty.

37 Roy Jean, op.cit., p. 64.

38 Ibid. p. 84.

39 Cité in « L’interprétation musicale », Encyclopédie Universalis.

40 Gieseking Walter, Comment je suis devenu pianiste, Paris, Fayard/Van de Velde, 1991, p. 83.

41 Lannes Sophie, « Alfred Brendel : le paradoxe de l’interprète », La lettre du Musicien, Piano n° 7, 1993-1994, p. 8.

42 Roy Jean, op.cit., p. 99.


               

 
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