Le toucher pianistique
III. Le toucher pianistique dans la littérature
B. Quelques témoignages pris dans la littérature technique
2. Pédagogies privilégiant le travail de l’oreille
b) Walter Gieseking
Walter Gieseking (1895-1956) est un pianiste allemand qui connut la célébrité après la première guerre mondiale. Il laissa quelques écrits qui témoignent de sa carrière et de sa réflexion sur son travail de pianiste. Son livre Comment je suis devenu pianiste est un essai sur certains aspects de la technique du piano en relation avec le répertoire et une réflexion sur l’interprétation. Dans son chapitre intitulé Les problèmes modernes du toucher, il désigne par toucher, l’ensemble des mouvements qui permettent de réaliser la production des sons au piano. Très vite dans son témoignage, il dit sa conviction de la nécessité d’un travail exigeant de l’oreille qu’il considère comme l’élément premier d’une belle sonorité.
L’oreille est l’organe le plus important lorsqu’on fait de la musique et c’est dans la tête et non dans les doigts que s’élabore le savoir technique[…] En conséquence, la science du toucher, à laquelle le pianiste moderne ne peut se dérober, doit être acquise par le travail de l’esprit, par la concentration, et non par des heures d’exercices mécaniques et absurdes. [20]
La qualité d’un toucher s’acquiert par un travail solide des perceptions auditives dans un esprit concentré. Et tous les gestes qui permettent la réalisation de cette sonorité se font en associant la sensation kinesthésique d’un mouvement à son effet sonore [21]. Une difficulté technique se résout par un travail de réflexion qui mène à la connaissance et la compréhension d’un texte et non par la répétition mécanique. Pour illustrer son propos, Walter Gieseking évoque la manière dont il travaille. Il affirme qu’après avoir terminé son cursus au Conservatoire, il n’a plus jamais fait de travail de technique pure et dit sa conviction qu’une fois la technique acquise « l’oreille entraînée, contrôle avec justesse et donne presque automatiquement aux nerfs et aux muscles, les impulsions qui impriment aux doigts un jeu juste. » 9
Tout aussi remarquable est le fait que des pianistes techniquement peu avancés produisent un son réellement beau, tandis que maints virtuoses possédant une technique éblouissante, ont un jeu dur et vilain. Je considère donc comme inutile de rechercher les origines d’une belle sonorité dans quelques particularités de la position des doigts ou de la main. J’ai la conviction que le seul moyen d’apprendre à jouer avec une belle sonorité est l’entraînement systématique de l’ouïe. [22]
Si nous suivons la logique avancée par l’auteur, le pianiste « techniquement peu avancé » peut produire une belle sonorité parce qu’il possède éventuellement une qualité d’écoute supérieure à celle du virtuose de la citation. La qualité d’écoute dont parle
Walter Gieseking est liée à une capacité d’entendre, objectivement, sa propre production. Elle est la condition sine qua non qui permet au pianiste de travailler la sonorité et d’acquérir une palette sonore variée. Tous les apprentis pianistes ne sont pas à égalité dans leurs débuts. Certains élèves présentent une disponibilité naturelle et spontanée par rapport au monde sonore et réussissent très rapidement à obtenir une belle sonorité.
C’est la conviction de Walter Gieseking et elle se résume en peu de mots : l’acquisition d’une bonne technique s’appuie sur la concentration dans le geste et dans l’écoute. À le lire, nous avons souvent pensé qu’il n’avait peut-être pas conscience de ses facultés qui semblaient exceptionnelles et qu’incontestablement il appartenait à cette catégorie d’humains qui sont à l’aise, très rapidement, avec les éléments de la musique.
La méthode de travail de Walter Gieseking et ses convictions s’inspirent directement de l’enseignement qu’il a reçu de Karl Leimer qui fut son professeur de 1912 à 1917. Ce dernier, Directeur du Conservatoire de Hanovre rédigea une méthode qui fut traduite en français. Dans son premier chapitre Karl Leimer confirme cette impression :
Certes, il ne sera donné qu’aux élèves intelligents et doués de faire valoir et de réaliser le plein développement des facultés pianistiques que présente ma méthode, aussi bien pour la technique que pour l’interprétation. Cependant cette méthode peut être généralement appliquée à tous les élèves avec de légères modifications individuelles. [23]
20 Gieseking Walter, Comment je suis devenu pianiste, Paris, Fayard/Van de Velde, 1991, pp.74-75.
21 Dictionnaire Robert: kinesthésie: sensation interne du mouvement des parties du corps assurée par le sens musculaire (sensibilité profonde des muscles) et les excitations de l’oreille interne.
22 Gieseking Walter, op.cit., p. 73.
23 Leimer Karl, Le jeu moderne du piano, Paris, Max Eschig, 1932, p.13.