Le toucher pianistique
INTRODUCTION
L’idée de ce travail s’est affirmée au fil d’une pratique très régulière du piano et d’un intérêt pour l’instrument qui n’a jamais faibli. Un élément de la technique retenait particulièrement notre attention : le toucher. Cet intérêt prit encore une autre importance avec la pratique d’un deuxième instrument : le violoncelle, avec lequel nous découvrions un contact direct avec la corde et toutes les possibilités qui s’offrent à l’instrumentiste pour travailler, « façonner » sa propre sonorité, avec pour seul intermédiaire : l’archet dans la main droite.
Le pianiste est séparé des cordes par une mécanique très complexe, faite de nombreuses pièces, et pour cette raison, le toucher a une dimension moins immédiate, moins évidente et plus énigmatique. La réalité physique du piano, avec un son dont la résonance diminue dès qu’il est joué, prend toute sa dimension dans une des particularités de la technique pianistique : le jeu legato. Comment lier deux sons avec cette donnée physique, sachant que lorsque le pianiste a appuyé sur la touche, il ne peut modifier aucun des paramètres du son ? Ce point technique semble fasciner les pianistes dans leur quête d’une sonorité qui permettrait au piano de donner l’illusion de « chanter ».
Nos lectures, sur le sujet du toucher pianistique confirmèrent cette interrogation. Les avis différaient suivant les écoles, les expériences, les personnalités. Certains témoignages proposaient des explications concrètes, autour de la technique, d’autres évoquaient des domaines plus subjectifs qui dépassaient le savoir-faire du pianiste.
C’est cette diversité d’approches qui nous détermina à tenter de faire le point sur ce sujet. Lorsque la musique instrumentale individualisa ses répertoires, la musique de clavier fut désignée par le terme de musique a toccare (à toucher) se distinguant ainsi du répertoire a sonare qui concernait les pièces à jouer sur d’autres instruments et plus particulièrement, les instruments à vent.
Le toucher se définit par la manière dont les doigts d’un(e) pianiste vont abaisser les touches du clavier, provoquant la chute des marteaux sur les cordes du piano. De la précision de cette percussion dépend la qualité de la sonorité. Le pianiste détermine, au moyen de l’attaque des touches, toute une variété de sonorités. À partir de ces possibilités sonores, il pose ses choix en tenant compte de l’instrument sur lequel il joue et du style de l’œuvre qu’il interprète.
Jouer d’un instrument de musique nécessite un long travail pour acquérir une technique instrumentale. Cet apprentissage se fait sur plusieurs niveaux : un travail sur les gestes pianistiques qui permet de constituer une technique pianistique ainsi qu’une formation musicale qui s’occupe de développer les qualités d’écoute du musicien. Une autre partie de la formation est consacrée à l’étude du répertoire de l’instrument, aussi bien dans sa connaissance à travers la pratique instrumentale que dans son aspect musicologique. Ces différentes connaissances permettent au musicien d’allier technique et culture musicale, qui sont les deux conditions nécessaires pour réaliser l’interprétation de toute œuvre musicale.
Partant de l’histoire du piano, nous rappellerons, dans les grandes lignes, les principes de la mécanique du piano dans le but de mettre ultérieurement en relation cette mécanique avec le geste pianistique.
Le toucher en tant que « sens » trouve sa place dans une pratique instrumentale. Nous établirons ce lien entre la main : organe sensoriel et la pratique instrumentale du piano.
La technique pianistique ne peut être dissociée de son contexte musical et ce dernier est lui-même tributaire, jusqu’au milieu du XIXe siècle, de l’évolution de la facture instrumentale. Nous nous attacherons à dégager ces différents liens à travers les grandes lignes de l’évolution de la technique du piano.
Des témoignages de pianistes pris dans la littérature permettront de constater que le toucher est un terme qui véhicule des opinions différentes selon les individus. Ces différences déterminent ce que l’on pourrait appeler une « déontologie du pianiste ». Pour schématiser, on pourrait rassembler en deux groupes ces approches :
- Pour certains, le toucher est un des éléments d’une chaîne de gestes techniques. Appartenant à la pratique instrumentale, il est un élément concret, explicable et transmissible. La réalité acoustique du piano, nous le rappelons, repose sur une sorte de leurre pour ce qu’il en est de ses possibilités de legato. Cette contrainte guide la recherche et structure le travail du pianiste sur la sonorité.
- Pour d’autres, aux propriétés précédentes qui ne sont pas écartées intellectuellement, s’ajoute une qualité singulière. Le piano, dans sa particularité d’instrument à percussion, n’est pas nié mais il semble que les pianistes de cette deuxième catégorie subliment les limites de l’instrument. Il en résulte une attitude qui conduit le pianiste à rechercher dans le toucher, une dimension qui déborde du cadre technique. Cette autre voie serait en quelque sorte le point de rencontre entre le pianiste technicien et sa spiritualité.
Afin de mieux cerner ce concept, nous nous sommes adressés à cinq pianistes professionnels. À travers les témoignages de leur expérience, ils nous éclairent de leur avis, sur ce qu’il en est, pour eux, du toucher pianistique. Pour cela nous leur avons fourni un questionnaire qui propose différentes directions de réflexion. Il est composé de seize questions et son champ d’application va de la technique puis prend en compte, petit à petit, le pianiste en tant qu’individu.
La question essentielle est de tenter de savoir si le toucher est un pur élément de la technique pouvant se définir et s’enseigner dans ses moindres détails ou s’il est le fait d’un savoir-faire technique extrêmement précis auquel s’ajoute un autre élément, personnel au pianiste et qui échappe à la technique.
Partant de ces données, ce travail prendra appui sur les réponses à ce questionnaire. Des réponses obtenues nous espérons dégager les éléments qui permettront de faire avancer cette question.